lundi 30 juillet 2012

Sweet Poland


Pour moi, l’exemple le plus renversant de désintégration morale à cette époque, illustrant l’effondrement des tabous culturels qui interdisent de tuer des innocents, se trouve dans le récit d’une paysanne d’un hameau proche de Wadowice. Personne n’est tué dans cette histoire, qu’il faut lire aussi comme un hymne à l’amour et à l’abnégation. Karolcia Sapetowa, « ancienne bonne », se confia au personnel de la Commission d’histoire juive, et son témoignage est actuellement conservé à l’Institut d’histoire juive de Varsovie.

Notre famille se composait de trois enfants et de leurs parents. Le plus jeune, Sammy Hochheiser, une fillette, Sally, et l’aînée, Izzy. Le père a été tué au cours de la première année de guerre. Lorsque tous les Juifs ont été concentrés dans le ghetto, nous nous sommes séparés. Tous les jours, j’allais au ghetto, apportant tout ce que je pouvais, parce que les enfants me manquaient beaucoup ; je les considérais comme les miens. Quand la situation est devenue particulièrement difficile dans le ghetto, les enfants sont venus chez moi et sont restés jusqu’à ce que les choses se calment. Ils étaient bien, chez moi. En mars 1943, le ghetto a été liquidé. Par le fait du hasard, le plus jeune des garçons se trouvait chez moi ce jour-là. Je suis allée à la porte du ghetto, cerné de tous côtés par des SS et des Ukrainiens [formations auxiliaires de la police allemande composées d’anciens citoyens de l’URSS;pour faire bref, les Polonais les appelaient parfois les « Ukrainiens »]. Des gens couraient dans tous les sens comme des fous. Des mères et des enfants se pressaient sans espoir près des portes. Soudain, j’ai vu la mère avec Sally et Izzy. La mère m’a vue, elle aussi, et elle a chuchoté à l’oreille de la fillette : « Va voir Karolcia. » Sans l’ombre d’une hésitation, Sally s’est faufilée comme une petite souris entre les grandes bottes des Ukrainiens, qui par miracle ne l’ont pas remarquée. Les mains désespérément tendues, elle a couru vers moi. Transie de peur, j’ai rejoint mon village de Witanowice, près de Wadowice, avec Sally et une tante. La mère et Izzy ont été déplacées et on n’en a plus entendu parler depuis. La vie était très difficile et il faut croire que seul un miracle a sauvé ces enfants.

Au début, les enfants sortaient de la maison, mais quand les relations sont devenues plus tendues, j’ai dû les cacher dedans. Mais cela n’a pas suffi. Les gens savaient que je cachais des enfants juifs, et les menaces et les difficultés se sont mises à pleuvoir de tous les côtés : il fallait livrer les enfants à la Gestapo, sans quoi c’est le village tout entier qui risquait d’être brûlé ou massacré en représailles, etc. Le chef du village était de mon côté, ce qui m’a souvent permis d’avoir l’esprit en paix. Aux plus agressifs, ou aux plus insistants, je donnais parfois un cadeau, histoire de les apaiser, ou je les payais.

Mais ça n’a pas duré. Les SS étaient toujours à l’affût, et les protestations ont recommencé jusqu’au jour où ils m’ont dit qu’il fallait débarrasser le monde des enfants et ont mis au point un plan pour conduire les enfants à la grange et, quand ils seraient endormis, leur trancher la tête avec une hache.

Je tournais en rond comme une folle. Mon vieux père était plus raide que jamais. Que faire ? Les malheureux enfants étaient au courant de tout et, avant d’aller se coucher, ils nous suppliaient : « Karolciu, ne nous tue pas tout de suite. Pas encore. » Je me sentais de plus en plus engourdie. Et j’ai décidé que pour rien au monde je n’abandonnerais les enfants.
J’ai eu une idée lumineuse. J’ai fait monter les enfants sur une charrette et j’ai dit à tout le monde que j’allais les noyer. J’ai fait le tour du village et tout le monde m’a vue. Ils y ont cru et, quand la nuit est tombée, je suis rentrée avec les enfants […].

L’histoire se termine bien : les enfants ont survécu, et Sapetowa déclare, avec une émotion profonde, qu’elle les suivra n’importe où parce qu’elle les aime plus que tout au monde. Quant à nous, il ne nous reste qu’à constater avec effroi que la population d’un petit village des environs de Cracovie ne poussa un soupir de soulagement que lorsque ses habitants furent convaincus qu’une de leurs voisines avait assassiné deux petits enfants juifs.



Gross Jan Tomasz et Dauzat Pierre-Emmanuel, Les voisins 10 juillet 1941,un massacre de Juifs en Pologne, Paris, Fayard, 2002. 


Pages 195-199


Pour prolonger la lecture

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